Intervention de Sophie Brocas

Réunion du jeudi 25 mai 2023 à 10h05
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Sophie Brocas, préfète, directrice générale des outre-mer :

Je vous remercie de l'occasion que vous nous donnez d'échanger avec vous sur la question importante du coût de la vie dans les outre-mer. Une équipe m'accompagne afin de répondre de manière aussi précise que possible à vos interrogations.

Comme vous le savez, la direction générale des outre-mer est une administration de mission. Nous avons pour rôle d'impulser, de concevoir, de coordonner le travail des différents ministères, de sorte que les politiques publiques et les dispositifs que ces ministères élaborent soient le plus adaptés possible aux enjeux et spécificités des outre-mer, qui appellent, de fait, un traitement particulier. Il y a très peu de domaines où une application strictement identique permet d'être efficace, et l'adaptation est donc nécessaire.

La question des prix et du coût de la vie se joue dans tous les moments de la vie quotidienne, car de nombreuses politiques publiques contribuent – ou doivent contribuer – à améliorer le pouvoir d'achat de nos concitoyens. C'est vrai du logement, de l'alimentation, de l'énergie et de l'emploi. C'est donc un faisceau de politiques publiques qui contribue au coût de la vie, la vie chère ayant elle-même une pluralité de causes. C'est la raison pour laquelle la direction générale des outre-mer, que je pilote avec Frédéric Joram, est pleinement mobilisée dans la lutte contre la vie chère. Elle devra le rester aussi longtemps que des écarts significatifs de prix existeront entre l'Hexagone et les outre-mer, parce que que ces écarts affectent plus fortement les ménages modestes ou très modestes, dont nous savons qu'ils sont nombreux dans les outre-mer.

L'étude de l'Insee de 2015, qui est en cours de réactualisation, a montré un niveau général de prix plus élevé dans les outre-mer. Globalement, les prix sont 7 % à 12,5 % plus élevés que dans l'Hexagone, et ces écarts sont largement dus au coût de l'alimentation, qui représente, en particulier pour les ménages modestes, le premier poste de dépenses, avec le logement. En matière d'alimentation, les écarts peuvent aller de 28 % à 38 %.

Nous savons qu'il existe des causes structurelles, physiques, géographiques à ces surcoûts. Vous les connaissez aussi bien que nous, voire mieux : l'insularité, l'éloignement, l'étroitesse des marchés, ou le poids des importations. Néanmoins, s'il faut prendre en compte ce contexte, il existe des leviers d'action pour tenter de faire baisser les prix et d'améliorer le pouvoir d'achat de nos concitoyens ultramarins.

De notre point de vue, cette bataille doit être menée sur deux fronts simultanément : celui des revenus d'une part, celui des prix d'autre part.

Sur le front des revenus, d'abord, le problème est bien documenté. L'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom) montre que malgré, une convergence progressive avec l'Hexagone – dont on ne peut se satisfaire tant qu'elle ne sera pas quasi-totale –, les écarts de richesse demeurent. Ils sont principalement dus à un niveau de chômage plus élevé et au poids plus important de l'économie informelle. L'Iedom estime le poids de cette économie à 26 % en Guadeloupe, à 20 % en Martinique et à 16 % à La Réunion ; il s'agit à chaque fois du niveau haut de la fourchette d'estimation.

Il faut agir de manière volontariste pour réduire ce chômage. Un certain nombre de mesures ont été décidées par le Gouvernement afin d'élever le taux d'emploi et de lutter contre le chômage. Citons par exemple le plan d'investissement dans les formations et les compétences, qui a mobilisé au profit des outre-mer, dans les derniers contrats de convergence et de transformation, 507 millions d'euros, ce qui a constitué un apport très important. Citons également le plan « un jeune, une solution », au soutien à l'apprentissage –qui mérite sans doute que l'on fasse davantage, notamment pour la modernisation des centres de formation d'apprentis (CFA) – ou encore aux résultats, dont nous sommes fiers, du service militaire adapté (SMA), qui dépend de notre périmètre et forme, chaque année, 6 000 jeunes, avec un taux d'insertion record, de l'ordre de 82 % en 2022.

Il faut poursuivre et amplifier ces efforts, mais ils commencent cependant à payer : nous constatons des résultats encourageants, notamment sur le théâtre du chômage. Ainsi, à la fin du 1er trimestre 2023, nous notons un recul de 4,6 % du nombre de demandeurs d'emploi de catégorie A. En 2022, certains territoires ultramarins ont commencé à se rapprocher des taux de l'Hexagone, avec un taux de chômage de 10,7 % en Guyane, 10,3 % en Martinique, 12,8 % en Polynésie et 10,9 % en Nouvelle-Calédonie. Il n'en reste pas moins que des écarts demeurent avec l'Hexagone d'une part et que, d'autre part, d'autres territoires restent en décrochage et souffrent d'un chômage structurel. Je pense notamment à la Guadeloupe, qui enregistre encore un taux de chômage de 19,3 %, à La Réunion, où il est de 17,2 % et à Mayotte, où il atteint 34 %, ce qui est évidemment très préoccupant.

Il faut donc poursuivre cet effort sur le front de l'emploi. Nous espérons beaucoup de l'expérimentation qui sera conduite à La Réunion en vue de l'implantation de France Travail, avec une meilleure coordination de tous les acteurs et un accompagnement renforcé des demandeurs d'emploi. Nous espérons, avec le ministère du travail, du plein emploi et de l'insertion, maintenir un haut niveau d'investissement dans la formation, qui constitue le nerf de la guerre, car il consiste à donner aux gens les moyens de pouvoir trouver un emploi qui leur convient et de les former en conséquence. Nous maintiendrons aussi nos soutiens aux entreprises. La DGOM soutient par exemple des structures telles que l'Association pour le droit à l'initiative économique (Adie), France Active, Initiative France d'outre-mer ainsi que l'économie sociale et solidaire. Ces trois structures (l'Adie, France Active, Initiative France d'outre-mer), qui permettent aux porteurs de projet de créer leur activité – d'abord pour eux-mêmes, afin de sortir de l'économie informelle et s'inventer un destin, puis en les accompagnant au fur et à mesure que les entreprises grandissent –, ont soutenu l'an dernier 11 800 bénéficiaires pour 70 millions d'euros de crédits distribués. Ceux-ci ont notamment permis d'enclencher des prêts bancaires.

L'emploi contribue à l'amélioration du produit intérieur brut (PIB) par habitant. Là aussi, les résultats sont encourageants mais il ne faut pas baisser la garde.

Un deuxième combat, nécessaire et juste, doit être conduit sur le plan des prix. Parmi les multiples facteurs qui expliquent le problème du coût de la vie et le niveau élevé des prix, l'Autorité de la concurrence en relève deux principaux et l'étude que nous avons conduite pour l'Union européenne confirme ce diagnostic. Il s'agit d'abord du recours à des grossistes-importateurs et l'existence d'une longue chaîne d'acteurs, dont les marges additionnées les unes aux autres conduisent à des prix plus élevés. Ce sont aussi des frais d'approche nécessairement différents de ce qui prévaut dans l'Hexagone, lesquels comprennent une spécificité ultramarine : l'octroi de mer.

À nos yeux, l'octroi de mer contribue de manière claire au coût de la vie, des taxes s'appliquant aux produits importés, même en l'absence de production locale équivalente. J'en citerai quelques exemples. La farine est entièrement importée dans certains territoires. Pourtant, alors qu'il n'y a aucun producteur local à protéger dans ces territoires, on y observe un taux d'octroi de mer, pour cette farine importée, de 27,5 %, auquel s'ajoute la TVA à taux réduit de 2,1 %. Un paquet de farine, dans ce territoire, est ainsi taxé à hauteur de 29,6 %, alors que le consommateur métropolitain peut, lui, acheter un paquet de farine qui n'est taxé qu'à hauteur de 5,5 %. Le beurre, l'huile, les pots pour bébés, se voient appliquer, dans certains territoires, des taux d'octroi de mer de 20 %. Ainsi, même lorsque la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) appliquée par l'État dans ces territoires est de zéro pour cent, ces produits sont d'avantage taxés que dans l'Hexagone, où ils ne le sont qu'à hauteur de 5,5 %. Les serviettes hygiéniques, qui constituent un produit de première nécessité durant presque toute la durée de la vie des femmes, font l'objet d'une taxation à 20 %.

Rappelons que l'octroi de mer, créée au XVIIe siècle, poursuit deux objectifs qui peuvent s'avérer contradictoires. Le premier est un objectif historique : il s'agit de fournir aux collectivités les moyens nécessaires à leurs politiques publiques locales. Le second est tout aussi nécessaire : il s'agit de protéger la production locale, face à des produits importés qui pourraient lui faire une concurrence déloyale. En taxant, ces produits importés, l'octroi de mer fait en sorte de rendre ces importations moins attractives. Or, certains dysfonctionnements sont apparus dans certains territoires et pour certaines gammes de produits. On ne peut ici établir une règle générale : ces situations doivent être examinées de manière précise. Ces dysfonctionnements conduisent à pénaliser le consommateur lorsque celui-ci est obligé, en l'absence de production locale, d'acheter un produit importé néanmoins taxé au titre de l'octroi de mer. Cela pénalise également la concurrence, dès lors que les entrepreneurs qui subiraient une asymétrie d'information du point de vue des taux d'octroi de mer fixés par les collectivités, peuvent être dissuadés de s'installer. Cela pénalise enfin l'État, qui paie l'octroi de mer pour des produits de service public importés : je pense aux médicaments, au sang, aux avions et hélicoptères des pompiers ainsi qu'aux matériels de la police et de la gendarmerie.

Quelles sont les actions engagées pour lutter contre des prix qui peuvent parfois sembler artificiellement élevés et pour soutenir le pouvoir d'achat des citoyens ? Comme vous le savez, nous disposons du bouclier qualité-prix (BQP), qui nous semble constituer un levier efficace. Ce bouclier, inventé pour les outre-mer, a récemment inspiré la métropole. Des dispositifs juridiques ont aussi été définis dans la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, dite « loi Lurel », afin de remédier aux dysfonctionnements des marchés et fixer le prix de vente des produits de première nécessité. Le gouvernement a également pris des mesures budgétaires afin de soutenir le pouvoir d'achat des Ultramarins. La loi de finances rectificative de 2022 a notamment décidé d'une aide alimentaire exceptionnelle de 15 millions d'euros pour les départements et régions d'outre-mer (DROM) et les collectivités d'outre-mer (COM). Ils sont venus abonder la prime de cent euros par foyer qui avait été précédemment décidée.

Il existe aussi des mesures spécifiques aux outre-mer, notamment sur le plan des loyers. Ceux-ci sont plus fortement encadrés dans les outre-mer que dans l'Hexagone, avec un taux de progression de 2,5 % contre 3,5 % dans l'Hexagone. Les aides aux communes, en matière de restauration scolaire, afin que les enfants bénéficient d'une alimentation saine et équilibrée, a été revalorisée de 5 %. Un complément particulier a été décidé pour Mayotte et la Guyane, qui sont confrontées à une pression démographique hors normes, de sorte que le reste à payer soit, pour les parents, limité à 20 centimes par repas. Des logements très sociaux, fortement subventionnés par la direction générale des outre-mer, ont été créés en outre-mer. Ce dispositif, le logement locatif très social adapté (Lltsa), plafonne à 160 euros le loyer pour les ménages très modestes. Il répond à un besoin évident, même si les élus s'emparent trop peu, à nos yeux, de cette possibilité pour créer des logements très sociaux. Les outre-mer sont naturellement exonérés de la réforme de l'assurance chômage compte tenu du taux de chômage plus élevé qui y prévaut. Enfin, au plus fort de la crise des carburants liée à la guerre en Ukraine, le prix des carburants a été diminué de 25 centimes.

Au-delà de ce bouclier qualité-prix – que nous cherchons à développer – des outils juridiques de la loi Lurel et des soutiens au pouvoir d'achat apportés par les politiques publiques, il sera sans doute nécessaire de réfléchir, demain, à une réforme de l'octroi de mer. Il s'agira de concilier – en lien avec les collectivités locales, puisque c'est une ressource très importante pour elles – le besoin, légitime, de ressources des collectivités locales, l'absence de pénalisation du consommateur lorsque celui-ci n'a d'autre choix que de consommer des produits importés et la nécessité d'offrir aux entrepreneurs visibilité et stabilité, afin que ceux-ci puissent s'engager dans le développement de l'économie ultramarine en toute sécurité. Le Président de la République s'était engagé, lors de sa campagne, à ouvrir la discussion sur l'octroi de mer et le ministre délégué aux outre-mer souhaite pouvoir engager cette discussion au cours des semaines qui viennent.

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